Alan n’arrête pas de repenser à la soirée de la veille. C’est idiot et il le sait, ressasser ne l’aide en rien, mais il ne peut pas s’en empêcher. L’idée revient sans cesse sans qu’elle n’y soit invitée. Et alors qu’il essaye tant bien que mal de se concentrer sur son travail, il finit rapidement par abandonner l’idée et se servir un verre de vin. Blair est une nouvelle fois dehors, à faire god knows what et après leur conversation, il a fatalement bien saisi le message, mieux vaut la laisser faire les choses à sa manière. Elle n’a pas besoin de lui et malgré l’alcool, le message était on ne peut plus clair. Vu la situation, rentrer à Londres semble être la meilleure option et Alan se surprend à consulter le site de réservation de train.

La nuit est fraîche, et résister à l’appel de la chaleur d’un bar, perdu sur la côte de Blackpool, et de l’alcool qu’elle pourrait ingurgiter, est assez compliqué. Pourtant, Blair remonte le col de son manteau et fourre ses mains dans ses poches. Elle presse le pas, en regardant l’horizon s’assombrir au fur et à mesure de son trajet pour regagner l’hôtel. La soirée de la vieille a laissé des traces, une ambiance alourdie dans l’atmosphère de la chambre qu’elle partage avec Alan. Il est triste, et c’est de sa faute. Elle a dit des choses dictées par l’alcool et la tristesse, et elle le regrette. Mais s’excuser n’est pas si simple dans cette étendue négative qui la poursuit. C’est pour ça qu’elle est partie, pour prendre l’air, pour lui laisser de l’espace aussi. Reprendre ses esprits et essayer de l’aborder de manière plus détendue. Elle s’arrête dans un restaurant japonais pour acheter des sushis et une bouteille de vin, et boucle son trajet en rentrant jusqu’au petit hôtel. Dans l’ascenseur, les battements de son cœur s’accélèrent. Elle n’aime pas les conflits conjugaux. Elle réalise surtout qu’elle va dans doute finir par parvenir au résultat qu’elle a prétendu vouloir la vieille, qu’il risque de s’échapper, de la laisser la. Et elle, elle n’a aucune idée de ce qu’elle fera s’il m’a laisse. Quand elle passe la porte, elle prend une inspiration pour se donner du courage et retire ses chaussures.

- Bonsoir, elle lance en déposant le sac de ses affaires sur le petit bureau de la chambre. Il est occupé, sur son ordinateur. J’ai acheté à dîner. Tu travailles ? elle demande. Elle essaye d’adopter un ton détaché, effrayée à l’idée de se confronter à sa colère en réponse.

Alan relève la tête lorsqu’il entend le bruit de la porte et des escarpins jetés sur le sol. Blair est de retour, avec le dîner lui explique t-elle. Alors Alan ferme le clapet de son ordinateur puisqu’il s’agit sans aucun doute d’une invitation à la conversation. Même si l’avocat ne compte pas aborder le sujet qui le tracasse, son ego blessé semble décidé à faire bonne figure. Tout ceci n’est pas à propos de lui et il le sait. Ce qu’il sait aussi, c’est qu’elle n’a pas forcément besoin de sa présence ici, pas autant qu’il se le serait imaginé en tout cas. Si l’idée ne le dérange pas, il ne voit pas en quoi lui imposer sa présence davantage est une bonne idée.

- Je regardais les tickets de train pour Londres.

Voilà qui a le mérite de ne pas tourner autour du pot. Il croule sous le travail en réalité, et s’il a trouvé des arrangements pour pouvoir l’accompagner, ces arrangements n’ont pas vraiment de sens si sa présence ici ne lui sert à rien.

- C’est compliqué pour Nicolas en ce moment. Et puis, je crois aussi que je ne te suis pas d’une grande utilité ici.

Son regard croise celui de Blair, il serait sans doute plus simple de parler à cœur ouvert plutôt qu’au travers d’insinuations, mais ils ne sont pas prêts pour cette conversation. En réalité la dernière chose dont Alan a besoin c’est d’imposer sa présence à Blair.

La vérité sort de sa bouche comme un couperet. Il ne cherche même pas à la maquiller, à prétendre. Il aurait pu se contenter de répondre oui à sa question pour déguiser ses intentions, mais là encore, quel aurait été l’objectif ? S’il veut rentrer, il va bien falloir qu’elle se fasse à l’idée. Immédiatement, son rythme cardiaque s’élève, et l’esprit de Blair rejette l’idée. Elle se sent délaissée, abandonnée, encore, alors qu’elle sait très bien que ces émotions sont injustes. Elle a elle-même provoqué, hier, cette soudaine décision - elle ne peut s’en prendre qu’à elle-même, et aux verres du whisky hors de prix qu’elle a descendus sans compter au Casino. Alors elle ravale le sentiment d’abandon qui l’étreint peu à peu et qui pourrait la conduire à dire des choses qu’elle regrettera ensuite, des choses fausses, blessantes et malvenues. Son esprit vagabonde quelques instants tandis qu’elle tente d’accuser le choc, d’assimiler l’information. S’il prend ses affaires et qu’il la laisse là, est-ce qu’il faudra qu’elle regagne son appartement une fois qu’elle rentrera à Londres ? Est-ce que ça veut dire qu’il ne veut plus jamais la voir, ou simplement qu’il préfère rentrer s’occuper de son Cabinet, de son meilleur ami ? Comment pourrait-elle ne pas avoir besoin de lui ici ? Elle ferme les yeux quelques secondes, tandis qu’il habille la vérité de quelques circonstances atténuantes. Elle se mord la lèvre pour que la douleur devienne physique, elle est tellement fatiguée de se sentir mal.

Elle ne sait pas vraiment quoi répondre, ni quoi dire. Est-ce qu’il a envie d’être rassuré, ou conforté dans ses choix ? Elle, elle sait avec une certitude effrayante que s’il passe la porte, elle va sombrer. Bien entendu, il y a un monde qu’elle ne franchit pas entre le savoir et l’admettre - c’est son problème, sans doute, son éternelle incapacité à formuler les choses quand elles devraient être formulées.

- Je...

Elle s’arrête, et le silence remplit de nouveau la pièce. Ses doigts jouent avec la soie lisse des draps du lit sur lequel elle vient de se laisser tomber. Parfois, elle aimerait pouvoir être plus loquace. Trouver les mots correctement pour parler des choses importantes.

- Ta présence ici est très importante pour moi. Personne d’autre n’a jamais... fait ça. Pour moi.

Elle ravale sa fierté qui lui commande de se lever et de partir en courant avant de s’effondrer de fatigue. Elle déteste la distance naturelle qui s’impose entre eux, elle déteste ne pas savoir ce qu’elle doit faire, dire pour rétablir la réalité. Elle ne peut pas lui imposer de rester, de renoncer à sa vie à Londres pour son ingratitude alcoolisée à elle, cela dit. Elle le sait.

- Mais si Nicolas a besoin de toi, bien sûr, je comprends.

Ses mains quittent la soie et se joignent sur ses genoux ; alors seulement elle relève les yeux pour croiser le regard d’Alan. Son coeur souffre et proteste. Une boule se forme dans sa gorge qui l’empêche de déglutir et s’ils en étaient encore capables, ses yeux s’embueraient sans doute. Mais elle n’a pas bu, et est redevenue la figure de pierre sous laquelle elle se terre comme une petite fille effrayée.

- Je suis désolée pour hier soir. Je tenais à te le dire, avant que tu... elle lance, un léger hoquet interrompant sa phrase sans qu’elle ne l’ait vu venir. Avant que tu repartes.

Blair lui dit que sa présence est très importante pour elle et Alan se demande si la jeune femme réalise qu’il n’a fait qu’attendre dans une chambre d’hôtel et réserver des restaurants de bord de mer depuis qu’il est là. Alan se sent parfaitement inutile, impuissant également, puisque tous ses conseils sont soigneusement ignorés depuis qu’ils sont là. Il comprend bien évidemment pourquoi, mais cela n’aide en rien à effacer ce sentiment d’inutilité. À côté de ça, il sait parfaitement qu’il met tout son cabinet dans l’embarras, à commencer par Nick qui se retrouve, sans aucun doute la dessus, avec une charge de travail phénoménale. Alan soupire. Il aimerait pouvoir donner du sens à ce qu’il ressent, s’exprimer sur le sujet, mais ses pensées sont malheureusement bien trop contradictoires pour cela. Alan s’en veut d’être étouffant, mais ça ne l’empêche pas non plus d’en vouloir à Blair de lui donner cette impression, alors qu’il n’a fait que de tenter de la soutenir et de l’empêcher de sombrer. Pour finir, il déteste Arthur lui aussi. Pourquoi faut il que type ait toujours autant de facilité à la faire vriller ?

Allongée sur le lit de la chambre d’hôtel, Blair le regarde et met tout ça sur le compte de son travail, comme si sa décision de retourner à Londres n’était motivée que par son travail. Ce n’est pas le cas et elle sait très bien. L’admettre est une toute autre paire de manches visiblement.

- Ce n’est pas uniquement à propos de Nicolas...

Il proteste, mais bien vite Blair saisit le fond du problème, la soirée de la veille. S’il s’était attendu à ce qu’elle continue d’éviter le sujet, des excuses franchissent la barrière de ses lèvres et c’est surpris qu’Alan pose de nouveau son regard sur elle. Tout aurait pu s’arranger avec avec une si belle tentative de communication, mais Alan ne semble pas pouvoir se résoudre à ouvrir sur son cœur. Quelque chose l’en empêche, la peur d’admettre que ses mots l’ont blessé sans doute.

- Aucun problème, excuses acceptées, tu n’as fait que dire ce que tu penses après tout. It’s okay.

Si elle l’a déjà vu aussi froid, elle ne s’en souvient pas. Ils ont leur propre code de communication, évidemment, leurs angoisses qui leur sont propres et qui font ce qu’ils sont, chacun de leur côté. Ils se connaissent depuis de longues années maintenant, et s’il est arrivé, à certaines périodes, que Blair ressentent l’obligation de lui donner de l’espace - ou d’en prendre, d’ailleurs - elle ne se souvient pas de l’avoir vu détaché comme ça. Blasé. Contradictoire, aussi, car il s’empresse de préciser que Nicolas n’est pas la seule raison qui motive son départ - mais balaye aussi ses excuses d’un revers de manche. Glacial - en tout cas, c’est ce qu’elle ressent. Le froid qui lui saisit le corps, le coeur et les os. Elle essuie même un frisson, détourne les yeux pour ne pas récolter les fruits de ce qu’elle a elle-même semé. Visiblement, il n’a pas envie d’aborder la soirée de la veille - pourtant il est évident que, si son départ n’est pas motivé par la seule détresse de Nicolas, c’est là que se situe le problème.

Son angoisse croit, augmente d’un cran. Elle ne veut pas le forcer à avoir une conversation - ce n’est pas son genre. Elle pourrait se déshabiller pour clore la conversation sur ce point, mais elle est à peu près sûre qu’il ne serait aucunement réceptif à ses charmes. Si cette technique fonctionne à merveille pour bon nombre de disputes, il ne semble pas que ce puisse être le cas, en l’occurence. Alors elle se trouve là, face à lui, vulnérable et désarmée, le coeur battant à lui faire mal, sans savoir ce qu’elle doit ajouter.

Certaine que s’il part, ce sera terminé. S’ouvrir encore semble la seule voie envisageable à ce stade, mais la terreur la cloue sur place. Elle a déjà du mal à s’épancher sur ses remords, à admettre qu’elle a tort, qu’elle est désolée - elle ne se sent pas capable de le faire face au mur qu’il amorce. Elle ferme les yeux un instant, l’esprit tournant à plein régime, et hausse une épaule.

- Ce n’est pas ce que je pense, elle finit par dire, la voix rauque, l’effort lisible aisément sur ses traits fatigués. Elle espère qu’il va se radoucir ; elle n’ira pas plus loin. Pas sur ce fil là, en équilibre dans le vide. J’étais bourrée et triste. Ce n’est pas ce que je pense, elle répète, plus fermement sans doute, cette fois.

Son coeur déteste la confession. Elle a l’impression d’être déjà à terre et de devoir y rester pour se répandre en excuses. Elle déteste les conversations déséquilibrées. En cet instant, elle voudrait lui crier dessus - et pourtant, ce n’est pas de sa faute, à lui, mais de la sienne. A elle. Il va partir, glisser entre ses doigts, et quoi ? Qu’est-ce qu’il fera à Londres, sans qu’elle soit dans les parages pour occuper son temps libre et son espace ? Elle a peur, Blair, car même s’ils n’ont jamais renoncé à leurs arrangements, voilà bien longtemps qu’elle jalouse les femmes qui lui font la cour - et elles ne sont pas rares. Elle retient une remarque piquante, parce que lui aussi, il a l’air d’être à terre, et qu’elle n’a pas envie d’être celle qui va asséner le coup de grâce. Même si son égo le lui commande, son coeur en est incapable. Et parfois - seulement parfois - elle le laisse gagner. Son coeur.

- Ne pars pas, elle murmure finalement, égoïste, en écho à la veille. Si tu ne veux pas en parler maintenant, on est pas obligés de le faire. Mais attends au moins d’avoir le courage d’avoir cette conversation avant de prendre ta décision.

Alan sait qu’il tient un argumentaire contradictoire, mais son cœur ne le laisse pas revenir à la raison. Il a beau savoir que ce n’est pas important, ou même le moment d’avoir une telle conversation, toutes les pensées qu’il tente de dissimuler semblent lui échapper bien malgré ses efforts. Blair fait preuve d’une étonnante sincérité pourtant et Alan aimerait saisir la perche qu’elle lui tend. Le problème, vient aujourd’hui de lui. Exprimer ce qu’il ressent n’a jamais été sa spécialité et le voilà dans une impasse qui semble sans solution.

- Je sais tout ça Blair, et tu ne le penses sans doute pas complètement, mais il y a aussi surement une part de vérité dans ce que tu as dit.

Alan reste calme, mais la tristesse se lit sur ses traits. Il essaye d’avoir l’air détaché, de rationaliser la situation, mais les mots qui échappent ses lèvres ne sont pas exactement le reflet des tourments qui agitent son esprit et son cœur.

- Toujours est-il que je ne voulais pas m’imposer, t’imposer quoi que ce soit. Si tu veux que je reste, je resterai mais tu n’as pas vraiment besoin de moi.

Il aurait probablement dû s’abstenir de lui offrir une perche comme celle-ci. Blair n’a pas besoin de lui, mais l’entendre le lui confirmer n’aura rien d’agréable pour autant. Alan n’a pas envie d’être ce compagnon qui ne supporte pas que l’attention soit déplacée ailleurs que sur sa petite personne cela dit, alors il prend une inspiration et tente de chasser cette conversation qu’il conviendrait mieux d’avoir à un tout autre moment. Son père vient de mourir, elle n’a pas besoin de ça, mais si cela implique de mettre son mouchoir par dessus tout ceci.

- Ce n’est pas une question de courage Blair, mais de timing. On est là pour mettre en ordre les affaires de ton père, faire le deuil. Dis-moi ce que je peux faire pour t’aider dans ce sens, car c’est pour ça qu’on est là non ?

Elle ne voit pas comment elle pourrait le convaincre de se détacher de ces idées étranges sans rentrer dans le vif du sujet, ou sans mettre son cœur à nu.  La vérité, c’est qu’elle est fatiguée. Que son père vient de mourir, que Colin va repartir comme il est venu, qu’Arthur rode et qu’Isolde est dans un coin torturé de son esprit. Cette ville la rend vulnérable sinon complément folle, et c’est sans doute la raison pour laquelle elle n’y était pas revenue depuis un moment.

Là n’est pas le sujet cela dit, mais la fatigue qu’elle ressent l’empêche de lutter correctement contre elle-même. Depuis qu’ils se fréquentent tout de même, Alan la connaît - elle se demande pourquoi ses écarts de la veille, qui sont loin d’être les premiers du genre, le touchent à ce point. En quoi sont-ils différents des autres. L’espace d’un instant, elle se laisse même habiter par la sensation qu’il est trop tard pour réparer ce qu’elle semble avoir brisé. Le temps de ces pensées, l’air lui manque quelque peu.

- Je n’ai jamais dit que tu m’imposais quoi que ce soit ? Je ne suis pas du genre à me laisser imposer des choses contre ma volonté, d’ailleurs.

Elle murmure et soupire tout à la fois, maladroite, mal à l’aise et incertaine. Elle déteste se sentir ainsi mise a nue et vulnérable, même devant lui après tout ce temps. Après tout, sa force de caractère, la liberté de leur entente, son indépendance, ce sont des choses qui les ont amenés là où ils sont aujourd’hui. Si elle renonce un peu trop aux traits de sa personnalité qui la composent, ceux qui lui ont plus, ne prend-elle pas le risque qu’il parte de toute façon ?

Elle grimace en même temps qu’elle réalise l’obsession qui la ronge ; qu’il parte. Pas seulement d’ici, mais de manière générale. Ce contre quoi son cœur proteste, et son esprit aussi.

- Par ailleurs excuse-moi Alan mais je pense que toi et moi, on est pas très doués pour savoir de quoi on a besoin nous-mêmes. Je ne suis pas sure que tu saches vraiment ce dont j’ai besoin quand il s’agit de toi.

Une façon détournée de lui dire qu’elle a besoin de lui. Le dire n’est pas possible, en tout cas pas comme ça, frontalement - elle aurait l’impression de lui offrir l’occasion de l’achever.

- Mon père est mort, ça arrive. C’est la vie. Ce n’est pas une raison pour mettre sous le tapis des choses qui ressortiront dans deux mois, parce que tu les auras ressassées ?

Elle encaisse, elle. La mort de sa mère, de son père, toutes les choses qui se sont passées toutes ces années. Elle est capable de rester debout a écouter des reproches s’il le faut.

- Dis-moi ce que tu penses. Je suis forte, je peux l’entendre.

Elle croise les bras, penche un peu la tête pour détailler ses traits tristes. Les choses seraient bien plus simples s’ils savaient s’exprimer tous les deux plutôt que de se cacher derrière leurs pudeurs maladives. Bon nombre de belles paroles empruntes de sentiments pourraient réparer les erreurs de la veille - s’ils étaient des romantiques comme les autres.

- Dis-moi ce que je dois faire pour effacer ces yeux tristes.

Il est évident que les excuses ne suffisent pas - mais Blair n’a pas grand chose d’autre en stock.

Bien sur qu’elle ne lui a pas dit explicitement, cela ne veut pas dire que son attitude n’était pas explicite, elle. Alan est fatigué, vide. Lui qui arrive habituellement à faire distance avec ce genre de choses doit bien avouer qu’il éprouve les plus grandes difficultés du monde à ne pas prendre tout ceci personnellement. A sa décharge, Blair s’est bien arrangée pour que ce soit le cas avec son discours alcoolisé. Enfin, soit. Alan pianote nerveusement sur le bois du bureau en se maudissant intérieurement d’être aussi aisément perturbable. Accepter les explications de Blair est bien entendu la suite logique des choses, mais il y a évidemment un monde entre cette réalisation et la colère blessée qui gronde dans son cœur.

- Non je ne sais pas justement, et peut-être qu’il serait temps ?

La réplique fuse, sur la défensive. Jouer les hommes désinvoltes avec un peur panique de l’attachement n’est plus vraiment dans ses priorités actuelles. Il aimerait prétendre, mais l’agacement prend le pas sur le reste et bien rapidement, il fait comprendre à Blair qu’il est blessé, si ce détail n’était pas encore clair comme de l’eau roche.

Blair lui offre une perche, mais Alan a l’impression que la situation s’est renversée, qu’il est désormais le problème dans cette histoire. La sensation est désagréable et il se braque bien malgré lui.

- Je pense que j’ai passé une soirée de merde, que dix ans ont passé et que tu ne me fais toujours pas confiance.

Que dire d’autre ? Il est difficile pour Alan de mettre le doigt sur le fond du problème puisqu’il faudrait pour ça qu’il mette en avant ses sentiments pour elle, ce qu’il n’est pas prêt à faire, encore moins après cette fameuse soirée.

Elle sent venir la pente glissante des sentiments et des confessions, Blair. Il est là, les yeux tristes, la mine fâchée, et il attend probablement d'elle qu'elle s'ouvre. Elle le dévisage, penche un peu la tête, tente de peser ses mots et de se souvenir avec précision de ce qu'il s'est passé la veille, car l'alcool embrume encore ses pensées. Elle a du mal à reconstituer le puzzle. Lui, en tout cas, est sur la défensive, et rien de ce qu'elle ne peut dire ne semble prendre. Sa colère est tout ce qu'il renvoie - l'espace d'un instant, elle se demande s'il n'est pas trop tard, si sa décision n'est pas déjà prise et s'il ne va pas tout simplement partir. Quand est-ce qu'il est devenu sentimental ? Elle a dû louper quelque chose, car jusqu'à la mort de son père, Blair était persuadée qu'Alan se contentait de leur relation sans y trouver à redire.

Elle repense aux mots d'Eleanor, cela dit, qui est sans doute la mieux placée pour parler de son fils et qui, finalement, a sans doute raison sur de nombreux points. En même temps, il a raison ; cela fait des années qu'ils se fréquentent, maintenant, et si le jeu des sentiments auquel ils se sont adonnés pendant des années trouvaient des raisons dans leurs histoires il y a 10 ans, il en va sans doute différemment aujourd'hui. Ils sont adultes, dans une relation stable malgré eux, et Blair sait qu'elle éprouve pour lui bien plus que juste l'attachement d'un jeu quelconque. Ce qui est relativement inédit, c'est qu'il semble avoir besoin qu'elle l'exprime.

- Je te fais confiance, elle proteste en secouant la tête. C'est à moi que je ne fais pas confiance.

Elle croise les bras et recule légèrement, prostrée pour tenter de protéger les dernières partielles de son coeur qui luttent encore contre la douleur qu'elle ressent à l'idée qu'il s'en aille. C'est exactement ce qu'elle aurait préféré éviter ; d'être liée ainsi à un homme qui pourrait aisément choisir de la quitter.

- Ta présence ici, c'est très important pour moi. Je ne sais pas comment j'aurais fait pour affronter toutes ces choses si tu n'avais pas été à mes côtés.

Elle prend une inspiration et fuit son regard, les bras repliés autour d'elle-même. Se livrer est un exercice auquel elle est terriblement mauvaise. Elle se sent vulnérable, et c'est un ressenti qu'elle déteste.

- Mais tout le monde finit toujours par partir, tu comprends ? Parce que je suis moi. A moitié folle, trop compliquée. Blessante.

Ce qu'il est bien tenté de faire, d'ailleurs. Partir.

Alan hausse un sourcil à sa remarque quelque peu dramatique. Ils se sont couru après des années, ont joué ce jeu trop longtemps. A vrai dire, Alan n’a plus envie de se déchirer comme dans une série de la CW. Il se sent trop vieux pour ça et c’est sans doute ce qui explique sont attitude blasée du jour. Ce que Blair ne semble pas saisir, c’est que leur relation tourne en rond depuis dix ans. Certes, ils se sont installés ensemble sans réellement y penser, mais aujourd’hui il est épuisé de réaliser que dans les moments difficiles, il est rapidement remis à sa place. Son avocat, l’homme avec qui elle couche, mais pas son compagnon. Parfois les mots lui échappent sous couvert d’humour et jusque là, ils étaient plutôt sur la même longueur d’ondes, seulement des soirées comme celles de la veille, Alan réalise qu’il s’en passerait bien.

- Ce n’est pas une fatalité tu sais.

Il ne sait pas comment lui faire comprendre que la manière dont elle se protège est justement ce qui met de la distance entre eux. Et cette distance, il ne la comprend pas, pas après autant d’années en tout cas.

- Les gens partent également si tu ne leur montres pas que tu veux qu’ils restent dans ta vie, c’est une histoire sans fin.

Alan soupire, daigne la regarder dans les yeux. Il ne peut pas lui promettre qu’il restera à ses côtés si elle continue sur cette lancée, ce serait un odieux mensonge, mais il peut lui promettre de rester à ses côté si elle leur fait un peu confiance.

- Je ne partirai pas pas si toi et moi on est sur la même longueur d’ondes, I want to be happy, Blair.

Blair ne peut s’empêcher de se demander à quel moment elle est devenue trop intense pour cette relation. Elle sait très bien que depuis le temps, ils sont plus qu’officiellement ensemble - tout le monde leur dit, souvent avec humour et bienveillance, parfois avec humeur. La mère d’Alan la porte particulièrement dans son coeur, et souhaiterait voir son fils s’engager. Les choses ont toujours été officieuses, et jusqu’à présent, elle pensait qu’ils s’en satisfaisaient tous les deux. Elle réalise en ayant cette conversation que ce n’est pas tout à fait le cas. Alan est blessé par sa remarque - et c’est le signe qu’il se sent illégitime, quelque part. Elle a fait des études de psychologie, mais nul besoin d’utiliser ses connaissances en la matière pour le comprendre. Il a l’air de lui poser un ultimatum, d’ailleurs, et elle est obligée de se raisonner pour ne pas paniquer. L’homme en face d’elle, c’est celui qui partage ses jours et ses nuits. C’est l’homme qu’elle ai... qu’elle aime. Sans le dire, sans le faire comprendre, sans doute, mais c’est lui. Il n’y a aucune raison pour qu’il la laisse ou la blesse, après toutes ces années. Blair ne fait pas confiance à grand monde, mais à Alan, si. Les mots qu’elle a eus la veille ne sont que le reflet de sa peur, alcoolisée qui plus est.

- I want to be happy too, elle murmure en baissant les yeux. Elle esquisse un geste pour prendre sa main, et relève les yeux pour affronter son regard bleu. J’ai peur. J’ai toujours eu peur. Je ne sais pas pourquoi, il y a des choses dont je ne parviens pas à me remettre, je sais que c’est pénible. On devrait partir d’ici.

Elle soupire et caresse sa main pour amener un peu de tendresse au milieu de cette conversation pénible pour tout le monde.

- Mais si j’ai peur que tu partes, c’est précisément parce que je veux que tu restes dans ma vie. Excuse-moi, Alan, elle répète en prenant une inspiration. Moi aussi, je veux être heureuse. Et je veux que tu sois heureux, aussi.

Il le mérite. Ils le méritent tous les deux, en réalité.