On aurait pu penser qu’Arthur McCarthy ne s’habituerait jamais à Blackpool. Londonien par essence, il est la dernière personne que l’on s’imagine installé dans une petite maison du bord de mer et pourtant… Le voilà à Blackpool, maire de surcroît, et cela malgré les nombreux scandales qui ont entaché sa carrière politique à travers les années. Trois enfants, une femme superbe, ce n’est certes pas Westminster, mais on peut dire qu’il a réussi à rebondir depuis la sortie du film qui lui a coûté le poste de premier ministre et un divorce houleux. Ce serait mentir que de dire que le parcours ne fut pas semé d’embûches, d’épisodes peu reluisants, et d’histoires sombres au Casino de la ville, mais aujourd’hui, c’est fièrement qu’il dirige la mairie, malgré les quelques rumeurs qui subsistent et les détracteurs qui n’ont plus vraiment voie au chapitre dans sa réélection.

Au détours de ses déboires, il a rencontré les bonnes personnes, crée des alliances stratégiques et aujourd’hui, il peut affirmer avec sincérité qu’il aime Blackpool et ses habitants, que la ville lui a offert ce nouveau départ dont il avait tant besoin. Et d’une certaine manière, Arthur leur a bien rendu, malgré les circonstances pas toujours démocratiques qui ont entouré chacune de ses élection. A Blackpool, la corruption est monnaie courante, et le politicien n’est pas pire qu’un autre.

De sortie avec son fils, pour promouvoir les valeurs valeurs familiales de la ville, il est cependant loin de s’attendre à la visite qu’il s’apprête à recevoir. Alors souriant, il joue les pères idéaux au détour des rues, questionnant son fils sur l’école, une glace à la main, tenant fermement celle du petit garçon qui trottine à ses côtés dans un tableau presque parfait.

Puis Arthur relève la tête, et un instant il croit rêver. Ce n’est pas la première fois que le visage de la blonde vient hanter ses cauchemars et pourtant cette fois-ci elle ne lui a jamais semblé aussi réelle. Il cligne un peu des yeux, Blair à Blackpool, c’est tout simplement impossible.

Contrairement à ce que l’on aurait pu penser, il fait chaud. Une chaleur lourde et un peu moite, qui transparait des quelques rayons de soleil qui brillent encore sur la fin de journée. Les rues ne sont pas bondées, pas comme celles de Londres que Blair a l’habitude de fouler d’une paire d’escarpins. Sa tenue est soignée, comme d’habitude, mais quiconque la connait vraiment bien pourrait soupçonner un changement de taille dans sa vie. Les escarpins sont restés au placard, troqués contre une paire de baskets en toile fine. Une jupe souligne la hauteur de sa taille, assortie d’un débardeur et d’un gilet fin. La grossesse ne se voit pas encore, mais elle se ressent au renfort de nausées matinales – ou peut-être est-ce seulement l’air âpre de la ville, l’amertume de ses rues, le fantôme de son père qui erre entre son esprit et les murs maudits de Blackpool.

Ses lunettes de soleil lui permettent de regarder les gens qui lui passent devant sans qu’ils ne se rendent compte qu’ils sont épiés. Elle attend, à moitié assise sur un petit muret à peine haut d’un mètre, devant une résidence qu’elle ne connaîtrait pas si quelqu’un ne lui avait pas gentiment indiqué son chemin jusqu’à la demeure du Marie. L’idée la fait sourire – elle rirait même si la mort de son père ne laissait pas encore planer un nuage douloureux sur sa vie.

Elle s’est payé le culot de venir devant chez lui, et elle ne peut pas vraiment dire qu’elle en a quelque chose à faire. Arthur est un nuisible sur sa route, il ne représente aucune forme de danger. Elle l’écrasera sans difficulté s’il le faut, sans remord, sans regret. Ce n’est pas pour lui qu’elle est là.

Elle patiente encore quelques minutes avant de le voir arriver, son fils à ses côtés. L’idée la fait ricaner cette fois, tant elle est ridicule. Il est ridicule de penser qu’un homme pareil laisse une descendance ou que ce soit sur cette terre – et elle se prend à espérer pour le pauvre enfant qu’il ait une mère décente pour le sauver des travers paternels. Elle l’observe comme il relève la tête, elle retire ses lunettes pour qu’il réalise en même temps qu’il l’aperçoit, elle épie la réaction de surprise angoissée qui déforme bien rapidement ses traits, et elle jubile, dire le contraire serait mentir. Elle est heureuse de savoir qu’elle a encore pleinement la capacité de lui faire ressentir de la peur, de raviver les mauvais souvenirs de sa dernière chute. C’est pervers, c’est vicieux, mais ça la remplit de satisfaction vengeresse. Elle ne bouge pas d’un centimètre – il sera obligé d’arriver à sa hauteur pour rentrer chez lui, de toute façon. Elle le détaille, elle souffle, sourit légèrement, penche la tête, puis s’abaisse, ignorant le père pour aviser le fils.

- Bonsoir, toi. Elle est bonne, cette glace ? Je m’appelle Blair. Je suis une amie de ton papa.

Son sourire ne la lâche pas, elle excelle dans l’art de mettre des facettes, de cacher son jeu – et puis, il y a cette partie d’elle qui porte un enfant maintenant et qui ne peut s’empêcher d’être inlassablement attendrie.

Le sourire de Blair ne trompe pas, la blonde jubile, des années après, comme si son petit jeu d’il y a quelques années n’était pas suffisant. Arthur fronce le nez, sans rien dire pour commencer. Il est important de savoir ce qu’elle fait ici, loin de Londres, loin de ses escarpins vertigineux qui lui donnent des airs d’intrigante. Blair pourrait décider de passer son chemin, mais ce serait bien trop beau pour s’approcher de près ou de loin de la réalité. Plantée là devant sa maison, elle attend quelque chose, comme si l’argent qu’elle avait récolté de l’affaire ne lui était pas suffisant.

Pire encore, elle décide de s’adresser à son fils avec un sourire mauvais. Arthur l’avise puis décide d’intervenir puisqu’elle cherche clairement à attirer son attention. Il est inutile de faire une esclandre, sa carrière politique lui a appris le flegme nécessaire pour gérer ce genre de situation sans entrer dans une confrontation trop honnête qui pourrait avoir des repercussions négatives sur sa compagne. Il serait toutefois trop facile de se laisser faire pour autant.

- Mademoiselle Hastings-Bass, quel plaisir, qu’est-ce qui vous amène à Blackpool ? Le tournage d’un drame psychologique en bord de mer dont vous seriez une nouvelle fois consultante ?

Arthur sait qu’il s’agit d’une bassesse et pourtant, il ne peut pas s’en empêcher. Pour la distraire de son premier commentaire, il enchaîne assez rapidement.

- Si vous cherchez l’agitation de Londres, vous serez très déçue. Notre ville est plutôt calme. Les scandales ne sont pas à l’ordre du jour.

Souvent étouffés, les échos de Blackpool ne montrent de la ville que ce qu’il y a de plus tranquille. Au regard d’un non averti, la ville n’est donc qu’une simple station balnéaire sans histoire, que même Blair Hastings-Bass ne pourrait pas chambouler. Ici les gens payent cher pour leur tranquillité et Arthur a des amis qui sont prêts à payer pour sa propre tranquillité. Après tout, ils ont investi dans cette éléction.

Le passé s’invite dans une brume confuse, mais Blair n’oublie pas la présence de l’enfant. A cet instant précis, Arthur n’est pas conscient de la chance qu’il a d’être avec son fils. A l’entendre parler, elle comprend qu’il l’imagine encore comme la gamine apeurée qu’il a abandonnée devant un hôpital de la banlieue londonienne. Le scandale qui a sali son nom, le privant sans doute d’un emploi haut de gamme dans les hautes sphères britanniques, n’est pour lui que sa revanche personnelle ; celle d’une femme blessée, d’une adulte fragile. Il n’a pas conscience de la femme qu’elle est devenue. A cause, grâce à lui, c’est selon ; chacun pourrait avoir une opinion différente de la question. Il n’y a rien, en tout cas, dans la personnalité de Blair, qui fasse d’elle aujourd’hui une femme fragile qui aurait besoin de courir après un homme comme lui pour abreuver son égo toujours blessé. Arthur ne l’a pas seulement privée d’un enfant, il l’a privée de son innocence, aussi. D’une manière cruelle, violente et insensible, en se débarrassant d’elle comme d’un jouet usé ; le corps meurtri et l’âme en peine. Il lui a été bien difficile, après cet épisode malheureux, d’être suffisamment présente pour sa mère, d’ouvrir les yeux sur les conflits internes de son frère. Arthur a tiré à bout portant au milieu des Hastings-Bass pour tenter de préserver une carrière morte dans l’oeuf dont il n’aurait de toute façon pas été à la hauteur - si elle était transie d’amour pour lui et impressionnée par sa plastique de charme à l’époque, elle sait aujourd’hui qu’il n’est qu’un abruti parmi tant d’autre. Un homme lâche, effrayé par sa propre personne, qui pourrait tressaillir devant son ombre. Il pense sans doute qu’il s’est fait une place à l’abris, qu’il a redoré son image, qu’il a atteint ses objectifs, mais il n’est jamais que le Maire d’une ville minuscule qui se prend pour Milan. Rien, dans la personnalité de l’homme politique, n’impressionne la jeune femme.

- Des affaires personnelles à régler. Ne vous en faites pas, Mr McCarthy. J’éprouve un respect immense pour l’homme que vous êtes devenu. Après tout, devenir le Maire éminent d’une ville aussi...

Elle se mord la lèvre inférieure, penche légèrement la tête et jette un oeil aux alentours, comme si elle était en train de prendre la mesure de la superbe de la ville pour trouver le compliment le plus adapté à la situation.

- Impressionnante. Je comprends que vous ayez ressenti le besoin viscéral d’abandonner la course aux plus hautes fonctions de l’Etat pour venir vous... Planquer ici.

Elle garde son sourire intact sur ses lèvres, et son ton est délibérément doux. Elle préserve son fils d’une humiliation publique - comme si elle était gagné par un instinct maternel qu’elle sait pertinemment ne pas posséder cela dit.

- Blackpool a de la chance que vous ayez un sens du sacrifice aussi développé. A moins qu’une autre raison ne vous ait poussé à renoncer ? Je dois admettre que ma mémoire flanche.

Elle croise les bras et son sourire s’étend. L’adrénaline fait battre son coeur un peu plus vite encore ; son âme endeuillée se nourrit de ces coups bas qu’elle abat sans compter. Alan lui tirerait surement le bras en arrière pour mettre un terme à cet échange qui n’a aucun autre intérêt que celui de décharger une partie de la colère qu’elle ressent. Mais cette colère, Arthur n’en n’est plus le bénéficiaire - c’est une colère globale, celle qui suit l’annonce de la mort, de la famille qui explose, des regrets, des remords. Lui, il n’est qu’un punching ball du passé, un monstre qu’elle ne pardonnera jamais, un bon outil pour décharger ses nerfs mis à rude épreuve.

La jeune femme se laisse aller au plaisir de la mesquinerie et cela n’étonne guerre Arthur qui s’était attendu à ce genre de discours de la part de Blair Hastings-Bass. A croire que les années ne changent rien à l’affaire. Toujours la même femme brisée qui reproche aux autres ses faiblesses de l’époque. Arthur n’éprouve pas le moindre remord, peu importe les tournures dramatiques qu’elle prend pour déformer la vérité. Ce qu’il regrette c’est de l’avoir laissée entrer dans sa vie, ça c’est certain. S’il a fini par faire la paix avec sa carrière politique anéantie par Blair et son goût du scandale, il se serait bien passé de tout ceci. Aujourd’hui il apprécie la vie qu’il mène à Blackpool, même si la présence de la blonde pourrait encore tout ruiner. Un sourire hypocrite s’affiche cependant au coin de ses lèvres lorsqu’il répond le plus naturellement du monde.

- Oh, vous seriez surprise Miss Hastings-Bass, Blackpool n’est certes pas une grande ville, mais elle a son lot de rebondissements.

Il hausse les épaules avant de reprendre sans entrer dans son jeu pour autant. Il a assez donné avec les drames sans fin de cette femme.

- Vous le découvrirez bien assez tôt j’imagine, j’ai appris pour votre père, mes condoléances... Si j’étais vous je retournerai à Londres, tant de mauvais souvenir ici...

Arthur a toujours été un homme extrêmement arrogant. A l'époque, elle prenait son arrogance pour une assurance charmante, un aplomb séduisant. Il était bien plus jeune - mais elle aussi, bien plus naïve - plus fringant. Peut-être qu'il est toujours charmant aujourd'hui ; elle, elle ne parvient plus à penser à lui en ces termes. Blair a eu l'habitude, à certaines périodes de sa vie, de s'envoyer en l'air avec bon nombre de personnes, et le physique a toujours eu sa place dans ses critères de sélection. Mais le charme s'hérite également d'une force mentale, d'une classe générale, de qualités dont Arthur ne dispose pas, malgré ce qu'il semble penser. Etre devenu un politicien minable dans une ville recluse ne fait pas de lui un homme séduisant, ni puissant. Pour toujours, il restera celui qui s'est pointé, un soir, complètement bourré sur le pas de sa porte, pour quémander son aide et lui faire des reproches alcoolisés. Celui qui n'assume aucune de ses actions. Elle espère, au fond d'elle, à tort sans doute, qu'il a du mal parfois à se regarder dans un miroir et à assumer l'homme qu'il est. Elle a beau s'être convaincue, au fil des années, qu'elle avait oublié, que la douleur avait diminué, elle lui voue une haine incommensurable qui ne s'estompera sans doute jamais. Elle voudrait être plus intelligente, plus forte que ça. Mais elle le déteste. Elle déteste l'homme qu'il est, la partie d'elle qui est devenue ce qu'elle est à cause de lui, le passé qu'il a emprunt d'une détresse déprimante, ses souvenirs de jeunesse qu'il a gaspillés sans compter. Elle déteste être bloquée dans une impasse obscure et oppressante, grignotée par les regrets et les questionnements, alors que lui se balade fièrement avec son fils.

Et surtout, elle méprise le fait qu'il soit si fier de lui ; si infiniment persuadé qu'il a raison. Qu'il est une victime.

- Je n'ai aucun mal à l'imaginer, en effet.

Elle acquiesce, d'un geste entendu, et croise les bras devant elle.

- Je suivrais bien votre conseil, malheureusement, cela m'est impossible. Je dois faire le tri dans les affaires familiales. Elles sont d'ailleurs éclairantes, semble-t-il, sur certains des mystères de la ville - je ne vous apprends pas que mon père y était particulièrement attaché, évidemment.

Elle sourit au petit garçon qui se promène avec son père. Le meilleure solution serait pourtant bien de partir d'ici. Pour toujours. Mais elle ne peut pas s'en empêcher - il y a ici trop de mystères irrésolus, trop de questions en suspens, trop de nostalgie curieuse. Et puis il y a Colin, pour l'instant, et Alan. Sa Grand-mère, et Isolde. Arthur. Et Tristan.

Tristan. Le deuxième enfant qu'elle n'a pas eu.

Arthur soupire et lui offre un sourire mauvais, bien sur qu’elle a l’intention de lui imposer sa présence plus longtemps, espérer le contraire serait faire preuve d’un déni lamentable. Lamentable, c’est d’ailleurs un adjectif qu’elle utiliserait facilement pour le décrire. Arthur a l’air agacé. Il devrait la balayer d’un revers de main, mais c’est à croire qu’elle arrive toujours à susciter chez lui des émotions extrêmement négatives. Pas de culpabilité non, du moins pas ouvertement. En réalité Arthur, s’il sait qu’il a commis une erreur en quittant sa femme, sait également qu’il n’a pas à prendre la responsabilité des mauvaises décisions de cette femme. Il reconnaît les avoir influencées mais, même elle peut sans doute le constater aujourd’hui, il les a influencées pour le mieux, sans aucun doute.

- Je vous souhaite donc bien du courage dans vos affaires en espérant que votre séjour soit de courte durée. Cela n’a pas grand intérêt de ressasser le passé.

Enfin. C'est là, infime, caché sous une tentative bien maigre de dissimulation ; une pointe d'énervement, d'agacement. Une impatience - à la voir partir, sans doute, sortir du paysage terne d'une petite ville qui a la prétention des villes du sud de l'Italie, quelque part. Elle s'autorise un sourire victorieux qui n'aura sans doute pour effet que d'augmenter cette mimique agacée. Elle ignore pourquoi ça a tant d'importance - cela ne devrait en avoir aucune, en réalité. Et pourtant, elle se sent victorieuse. Perturber Arthur, qui vit tranquille pendant qu'elle ressasse éternellement les traumatismes du passé, ceux qu'il a imposés. A une certaine époque, sa seule condition pitoyable suffisait à satisfaire les velléités vengeresses de Blair. Sa tête déconfite, alcoolisée, désespérée sur le pas de sa porte il y a quelques années maintenant suffisait, par exemple, à la tranquilliser - mais aujourd'hui, il s'en sort trop bien à son goût, dans sa tour d'ivoire, avec sa compensation politique qu'elle juge minable mais dont il semble se satisfaire, sa vie de famille qui semble rouler avec ses projets - et tout le reste. Il ne comprend pas, sans doute, la dangerosité du venin qu'il a glissé dans ses veines il y a des années de cela. Tant pis pour lui - elle se contentera d'une pointe d'énervement, qui traduit sans mal l'angoisse qui sera la sienne à l'idée de la savoir ici.

- Je ne ressasse pas le passé. Je m'assure simplement que le futur soit construit sur des bases réalistes.

Elle hausse une épaule et lui offre un sourire, replaçant sa veste qui s'échappe de ses épaules. S'autorise un ton plus familier, plus vicieux, sans doute, harcelée par sa conscience qui, adoptant la voix d'Alan - ce qui est ironique - lui rappelle qu'il faut qu'elle s'en aille.

- Bonne soirée, Arthur. Au plaisir de se recroiser à l'improviste pendant mon séjour.

Sur ces paroles assassines, elle offre un sourire au petit garçon, glisse une mèche de cheveux derrière son oreille, et tourne les talons - ces armes de torture qu'elle ne sait pas pourquoi elle s'inflige jusqu'ici, à Blackpool, la ville qui semble renfermer un condensé des ses tortures personnelles.